Peut-on vraiment parler de « signal faible » ?
Venons en d’abord à la question des « signaux faibles ». Même si le sujet n’est pas nouveau et que certains remettent même en cause leur existence, on ne peut nier qu’il s’agit d’un sujet qui questionne et intéresse.
La majorité des conférences gravitant autour de la veille ou de l’intelligence économique proposent cette année une conférence ou atelier consacré à cette thématique. Tout le monde utilise ce terme mais que se cache t-il derrière et est-ce vraiment le bon terme à utiliser pour le sujet qui nous intéresse ?
La théorisation des signaux faibles remonte à 1975. Igor Ansoff, dans un article intitulé « Managing Strategic surprise by response to weak signals » publié dans la revue California Management Review propose une méthode pour l’identification des signaux faibles au sein des entreprises. Il définira plus précisément le concept de signal faible quelques années plus tard (1984) comme « Un fait à propos duquel seules des informations partielles sont disponibles alors qu’une réaction doit être entamée, si l’on veut qu’elle soit parachevée avant impact sur la firme de l’évènement nouveau ».
Le signal faible serait donc très en amont de l’événement. Pour certains, il serait tellement difficile à interpréter qu’il serait plus de l’ordre de l’affectif, de l’intuition, que de l’information factuelle. Or ce que nous cherchons à savoir dans le cadre de notre article, c’est plutôt s’il existe des informations factuelles qui pouvaient laisser présager l’événement. Ce que nous recherchons est plutôt à mi-chemin entre le signal faible et le signal fort. On pourrait alors plutôt parler d’information à faible fréquence médiatique.
La surveillance de la presse pour anticiper un événement ?
Exemple n°1 : le gel du projet minier Simandou en Guinée
La société Rio Tinto qui devait exploiter le gisement de fer de Simandou en Guinée et avait même soumis une étude de faisabilité en mai 2016 a finalement annoncé le 4 juillet dernier qu’elle renonçait à son projet en raison de la baisse du cours des matières premières. Y-avait-il des indices pouvant laisser supposer un tel revirement ?
Si l’on effectue une recherche dans l’agrégateur de presse Factiva sur l’ensemble des sources (plusieurs dizaines de milliers) depuis le 1er janvier 2016, on retrouve 320 documents sur le sujet et on constate trois pics dans la publication des articles qui correspondent à trois événements bien précis : la confirmation par Rio Tinto de sa volonté d’investir dans le gisement de Simandou, le dépôt d’une étude de faisabilité en mai 2016 et finalement le gel du projet en juillet. En dehors de ces périodes, le volume d’articles publiés sur le projet est faible. En regardant de plus près ces articles, on remarque qu’avant l’annonce faite au mois de juillet, peu d’articles parlent d’un éventuel abandon du projet.
Parmi les quelques articles intéressants et pouvant laisser supposer ce qui allait advenir, on trouve :
- Requiem pour le Simandou : Rio annonce à ses employés le licenciement de 800 salariés le 17 juillet prochain ! (Guinée News - 29 Mai 2016)
- Exclusif/Gestion du projet Simandou : Rio Tinto envisage de passer la main aux Chinois (Guinée 7, 27 Mai 2016)
- Sale temps sur Simandou : des centaines de Guinéens seront bientôt licenciés ! Tous les voyants sont au rouge sur le projet Simandou de Rio. Tinto (Guinée News, 3 Mai 2016)
- Prospects fade for Rio’s Simandou project amid market woes (Sydney Morning Herald - 15 février 2016)
L’ article du Sydney Morning Herald (rappelons que Rio Tinto est une société anglo-australienne) est d’ailleurs très intéressant car il fait intervenir plusieurs analystes travaillant pour des fonds d’investissement ou des banques (Crédit Suisse, Deutsche Bank) et qui indiquent tous qu’ils ne croient pas une seconde à la poursuite du projet et qu’ils ont retiré ce projet de leur radar depuis déjà trois ans. Une des explications serait l’absence de besoin d’une nouvelle infrastructure d’extraction de fer car les infrastructures actuelles répondent déjà largement à la demande. Cela entraînerait alors une surproduction et un risque réel d’une chute des prix, ce qui ne serait pas dans l’intérêt de Rio Tinto.
Distribution de documents par date sur Factiva
Dans la presse française disponible sur les agrégateurs de presse, on trouve bien quelques articles qui parlent du projet (Usine Nouvelle, Jeune Afrique, etc.) mais aucun ne remet en cause la faisabilité du projet. Seule la publication très spécialisée, Africa Intelligence, propose quelques articles et notamment un article de février 2016 intitulé « CPCS critique la faisabilité de Simandou ». En faisant plusieurs recherches sur Google, cet article est mal référencé et il aurait été difficile de le détecter sans connaître au préalable cette source d’information.
En lançant une recherche sur Google, on retrouve quelques articles non identifiés auparavant, notamment issus de sources locales ou de sites spécialisés sur les matières premières. Ces articles évoquent eux aussi le possible échec du projet et ce, dès le début de l’année 2016.
Enfin, une recherche sur Twitter permet de faire émerger plusieurs tweets intéressants publiés avant l’annonce du retrait du projet :
- Plusieurs tweets du compte de Guinée News (le site d’actualités dont nous avons déjà parlé)
- Un tweet d’un média australien en mai qui pointe vers l’article australien mentionné précédemment
- Un tweet d’un chercheur travaillant pour le think thank SAIIA (South African Institute of International Affairs) qui pointe vers un rapport publié par SAIIA intitulé « Mining for Development in Guinea : An Examination of the Simandou Iron Ore Project » et qui met en évidence les nombreuses difficultésliées à la mise en oeuvre du projet.
- Plusieurs comptes de personnes spécialisées sur les matières premières qui pointent vers l’article d’Africa Intelligence en février 2016 (dans sa version anglaise) ainsi que le compte d’Africa Intelligence lui-même.
Au final, on constate qu’il y avait bien des indices au cours des mois précédents, qui pouvaient laisser supposer que l’abandon du projet était un risque ayant une certaine probabilité. Mais encore fallait-il les repérer au sein du flot d’informations et encore fallait-il chercher spécifiquement dans cette direction.
Les sources qui ont émis ces différents indices étaient de plusieurs types :
- Sources d’information locales
- Presse professionnelle très spécialisée
- Un article de fond de presse nationale australienne (pays d’où est originaire Rio Tinto (qui interviewait des analystes financiers, profession qui rappelons-le a très souvent accès à de nombreuses sources d’informations et données payantes)
- Un think thank.
On voit alors bien l’intérêt de surveiller des sources locales ou spécialisées qui sont les plus à même de disposer d’informations de fond ou en avant-première. On peut donc s’interroger sur la pertinence - et le coût - de veilles globales que l’on a trop souvent tendance à faire « mécaniquement », très souvent dictées par une volonté d’exhaustivité, au détriment de veilles fondées sur des sourcings très spécifiques sur des sources métiers et sources d’experts.
Exemple n°2 : le retour de Citroën en Iran
Il y a quelques mois, Peugeot annonçait son retour en Iran en créant une société commune avec l’un des principaux acteurs locaux Iran Khodro. Fin juillet, c’est au tour de Citroën de signer un accord de co-entreprise avec le second plus grand constructeur automobile Saipa. Saipa intéressait d’ailleurs d’autres acteurs comme Renault.
Si l’on interroge l’agrégateur de presse Pressedd qui dispose de la meilleure couverture de la presse française, la recherche sur ce sujet génère 51 résultats. Ces articles sont presque tous parus simultanément à l’annonce faite par Citroën ou dans les jours suivants. Il était donc difficile de passer à côté de l’information mais y avait-il des indices dans les mois précédents laissant supposer ce partenariat stratégique ?
Comme c’était le cas dans le précédent exemple, il y a de l’information sur PSA en Iran mais il est difficile de trouver des articles antérieurs au communiqué de Citroën annonçant un possible partenariat ou du moins des négociations. Il en existe bien quelques-uns mais noyés au milieu de centaines de résultats.
On trouve notamment :
- Un article d’un magazine économique iranien en langue anglaise qui annonce la signature imminente d’un partenariat avec Saipa (15 Mai)
- Un article d’un titre de presse nationale iranien qui annonce la signature du partenariat pour le mois de juin
- Un article d’un site spécialisé sur l’industrie automobile qui annonce l’existence de négociations entre Saipa et Citroën (10 Mai)
- Un site d’actualités d’Azerbaïdjan spécialisé sur l’information économique dans le Caucase et l’Asie Centrale, ayant publié plusieurs articles au mois de mai sur cette coopération (mai 2016)
- Un article du Figaro d’octobre 2015 intitulé « PSA espère un retour rapide en Iran » où l’on apprend au détour d’une phrase qu’ « Aujourd’hui, l’idée est de travailler avec Iran Khodro pour Peugeot et Saipa pour Citroën ». Mais l’article est beaucoup plus centré sur les ambitions de Peugeot que celles de Citroën.
Sur les réseaux sociaux, on trouve également des tweets annonçant le partenariat dès le mois de Mai 2016. Ils sont principalement publiés par des sources locales iraniennes, un compte spécialisé sur les actualités diplomatiques, un journaliste indépendant basé à Téhéran.
Encore une fois, les sources locales ou très spécialisées étaient les mieux outillées pour avoir accès à l’information. Seul un quotidien national français (Le Figaro) avait publié des informations sur le sujet mais l’indication était brève et il était facile de passer à côté.
Exemple 3 : Intel ferme son site de Toulouse
Mi-avril 2016, le groupe Intel avait annoncé un vaste plan de licenciement avec une suppression de 11% de ses effectifs au niveau mondial. A ce moment, il n’y avait pas d’informations précises sur les sites qui seraient touchés. Fin juin, Intel a annoncé son intention de fermer plusieurs sites en France (80 % de ses effectifs en France) dont celui de Toulouse. Y avait-il des indices dans les mois précédents pouvant laisser envisager une telle décision ?
Première constatation : les premiers à annoncer la fermeture du site au niveau français sont les médias locaux et personnalités locales sur les réseaux sociaux (politiques, syndicats, etc.). L’information a ensuite été abondamment relayée dans la presse nationale mais seulement dans les jours qui ont suivi.
En cherchant dans la presse, sur le Web ou encore sur les réseaux sociaux, on ne retrouve aucun signe annonciateur d’autant plus qu’Intel annonçait au mois d’avril 2016 vouloir faire de son site de Toulouse un « pôle mondial de recherche sur les tablettes ». La société alors prévu de fermer le site de Montpellier et de déplacer ses salariés sur le site de Toulouse.
Sans signe précurseur, c’est l’entreprise elle-même qui a révélé l’information immédiatement relayée par la presse mais on constate encore une fois que c’était la presse locale qui était la première à publier sur le sujet.
Le cas des appels d’offres : déceler des projets en amont
Pour les entreprises, la surveillance des marchés publics est vitale et permet de détecter des opportunités d’affaires. Néanmoins, le délai entre la date de publication de l’appel d’offres et la date-limite de réponse est parfois court et laisse peu de temps pour investiguer.
Or, bien comprendre le contexte du projet et de l’entreprise/organisme émetteur de l’appel d’offres, la situation avec le prestataire actuel (s’il ne s’agit pas d’un nouveau projet), sont autant d’informations cruciales pour apporter une réponse adaptée ou bien choisir de renoncer à y répondre.
Est-il donc possible d’anticiper un appel d’offres bien avant sa publication et quelles sources sont les plus à même de fournir ces indices ?
Nous avons choisi de nous mettre dans la peau d’une entreprise spécialisée dans l’aménagement, la gestion, l’exploitation et l’optimisation de stations de ski et à la recherche de nouvelles opportunités pour l’exploitation et la construction de téléphériques ou remontées mécaniques en France.
Nous avons repéré plusieurs appels d’offres récents correspondant parfaitement à l’activité de la dite société :
- Délégation du service public pour l’exploitation des téléphériques des Glaciers de la Meije (paru en juillet 2016)
- Délégation du service Public des remontées mécaniques du SIVU Pelvoux Vallouise des remontées mécaniques (paru en mars 2016)
Etait-il possible pour l’entreprise d’anticiper ces appels d’offres et d’obtenir des éléments de contexte en amont afin de déterminer l’intérêt ou non de s’engager dans de tels projets ?
Pour le premier appel d’offres (les téléphériques de La Meije), on retrouve sur le Web plusieurs articles et documents intéressants :
- « Téléphérique de la Meije : l’exploitant demande 20 millions d’euros à La Grave » : un article de 2013 du Dauphiné Libéré où l’on apprend notamment que la concession court jusqu’en 2017 et que l’actuel prestataire n’envisage pas de se représenter (« je ne serai pas candidat à la succession et je me demande bien quel couillon peut être prêt à s’engager dans une aventure pareille » ).
- Plusieurs posts sur le sujet « Renouvellement de la concession des téléphériques de la Grave » dans un forum spécialisé sur les remontées mécaniques datant de septembre 2015 où tous les intervenants sont très pessimistes sur l’avenir de la station et pointent la complexité à gérer un site de ce type.
- « HAUTES-ALPES / SUD-ISERE La Grave: un téléphérique jusqu’au Dôme de la Lauze (3560 m) ? » : un article de septembre 2015 du Dauphiné Libéré qui indique que la commune va lancer un nouvel appel d’offres en 2016 pour la concession des téléphériques, les projets de développement de l’élu en charge du dossier, les nombreuses difficultés liées à cette concession (gros investissements, reprise d’une station déficitaire, objectifs difficilement conciliables avec les gros opérateurs du secteur, l’exaspération des habitants, etc.).
- un article avec le chiffre d’affaires des téléphériques de la Meije en 2015 (on peut d’ailleurs obtenir les comptes de la société sur des sites comme societe.com ou toute autre base de données financière payante).
En explorant le site de la commune, on découvre également les délibérations des conseils municipaux dont une délibération du 7 juillet annonçant la publication de l’appel d’offres (soit 3 semaines avant la publication sur le BOAMP), une délibération de mars 2016 concernant une mission de conciliation avec l’exploitant actuel, une délibération sur une mise en demeure contre l’exploitant actuel datant de septembre 2015, etc.
La surveillance de la presse locale, des collectivités locales et de sources spécialisées dans le secteur de la montagne (notamment des forums ou sites spécialisés) permettait d’anticiper la publication de l’appel d’offres et surtout d’avoir conscience des éléments de contexte peu favorables.
Pour le deuxième exemple (remontées mécaniques du SIVU Pelvoux Vallouise), le processus est sensiblement le même : recherche Web, consultation de sites spécialisés, analyse des sites des collectivités locales, etc.
Et c’est justement en explorant le site de la communauté de communes du Pays des Ecrins dont font partie les villes de Pelvoux et de Vallouise que nous avons déniché le compte-rendu d’un conseil communautaire d’avril 2016 avec la mention d’un nouveau projet pour lequel il n’existe pas encore d’appel d’offres : la délibération fait part d’une « étude pour une liaison téléportée entre l’Argentière et la station du Puy saint Vincent ».
Peu d’informations existe sur ce projet puisqu’on ne retrouve que deux articles publiés sur des blogs locaux d’élus et une ligne dans un document Powerpoint réalisé par la mairie de Vallouise, indiquant que ce vieux projet pourrait être de nouveau à l’ordre du jour. On retrouve via les agrégateurs de presse (mais pas en libre accès sur le Web) un article du Dauphiné Libéré d’avril 2016 mentionnant la délibération.
Dans cet exemple, la détection du projet en amont aurait pu l’être via la surveillance de la presse locale, de blogs d’élus locaux et des délibérations de collectivités locales (voir notre article : Les ressources cachés des collectivités locales - Netsources n° 121 - mars/avril 2016). On rappellera d’ailleurs que les délibérations de collectivités sont généralement très mal indexées par les moteurs d’où l’intérêt d’avoir un sourcing de qualité pour surveiller les sources les plus pertinentes.
Conclusion
Les différents tests que nous avons effectués tendent à montrer que, bien souvent, quand une information d’ordre stratégique paraît dans la presse nationale ou dans un magazine, c’est le moment où elle prend de l’ampleur et devient visible aux yeux de tous. De même, la publication d’un appel d’offres sort le projet de l’ombre et il n’a alors plus rien de confidentiel. Le savoir est important mais cela ne permet pas d’anticiper.
En revanche, la presse locale ou spécialisée semble plus à même de fournir des informations en amont. D’autres sources locales et spécialisées (non presse) comme les rapports de recherche des banques ou grands organismes de conseil ou d’audit, les publications de think thank, les sites d’organisations syndicales, les comptes Twitter d’élus locaux, les sites des collectivités locales, etc. ainsi que les réseaux sociaux (plutôt les réseaux plus professionnels comme Twitter ou LinkedIn) peuvent également publier assez tôt des informations précieuses.
Cela nous amène à un point essentiel : vouloir tout surveiller et notamment le plus gros corpus de sources possibles peut conduire à l’effet inverse de celui souhaité : on a certes toute l’information sous les yeux mais elle est tellement volumineuse qu’on a de fortes de chances de passer à côté des signes précurseurs.
On constate qu’il faut avoir une idée précise ce que l’on cherche : dans nos exemples, il aurait été difficile de détecter ces informations en amont si le brief de la veille consistait simplement à surveiller tout ce qui se dit sur Citroën, Rio Tinto ou encore Intel. Surveiller des projets, sites ou thématiques spécifiques établis en amont de la veille et réactualisé et remis à jour dès l’apparition d’un nouveau signal est un des éléments de succès de la veille.
Autre élément mis en évidence : la qualité du sourcing (identification des sources). Ces exemples ont mis en évidence que certaines sources sont plus propices que d’autres pour la détection d’information en amont. Chaque veille doit bénéficier d’un sourcing préalable pour être la plus précise possible et pour détecter au mieux les informations stratégiques.
Surveiller la presse : oui, mais en prenant des précautions. Soit en sélectionnant précisément les meilleures sources et en ayant conscience qu’on pourra éventuellement passer à côté d’une information parue dans un titre de presse qui n’est pas inclus dans la surveillance. Soit en surveillant un corpus plus large en passant cette fois-ci par un agrégateur de presse, un outil spécialisé ou une base de données, ce qui permettra de mettre en place des stratégies de recherche plus complexes et très précises et ainsi limiter le bruit.