L’avenir du métier de veilleur est assuré… pour peu qu’il joue à plein sa fonction d’éclaireur, garant du pluralisme et apôtre du temps long.
Récemment invitée à m’exprimer sur l’avenir du métier de veilleur devant une communauté de praticiens de la veille, je me suis souvenue d’avoir été sollicitée sur le même sujet il y a une dizaine d’années (1). Il faut croire que tous les 10 ans environ, une évolution technologique vient perturber le quotidien professionnel et la sérénité des veilleurs.
A l’époque, les préoccupations portaient sur les flux RSS (en passe de submerger le quotidien du veilleur et de l’aliéner au temps réel), la démocratisation de la curation (qui allait de pair avec la quête d’autonomie des usagers/clients), le règne de la conversation à l’heure des réseaux sociaux. Aujourd’hui, l’inquiétude est plutôt le fait de l’irruption des IA génératives avec l’avènement soudain, horizontal et gratuit, de ChatGPT.
Il y a 10 ans, je considérais déjà l’activité de veille comme une activité en mutation, qui s’orientait résolument vers l’accompagnement, le conseil, le transfert méthodologique. Il était de la même façon question de « destruction créatrice » (applicable aux usages comme aux métiers) promise par le numérique. Les réseaux sociaux sont toujours là, prêts sans désemparer à nous soumettre, si nous n’y prenons garde, à un régime d’alertes permanentes et à une réactivité maximale. La donne actuelle est complétée par la multiplication des contenus trompeurs (fake news, faux journaux scientifiques, revues et congrès prédateurs (2)…). Des conférences récentes, notamment à l’occasion de Documation, s’interrogent sur l’avenir des métiers de l’information, de l’intelligence économique et de la connaissance face à ces nouveaux défis et invitent à leur « réinvention » (quand la plupart des intervenants à la tribune ont préféré minimiser les efforts à produire en ne parlant que d’adaptation…).
Il m’apparaît plus que jamais nécessaire de réhabiliter le temps long, ce que la lecture d’un ouvrage récent du sociologue du numérique Dominique Boullier (3), entendu ce mois-ci à la faveur d’un séminaire, a conforté (4). À rebours du temps réel, de l’immédiateté, de la réactivité, du court terme, qui me sont toujours apparus comme l’expression d’une temporalité antinomique avec celle de la veille, l’exigence d’un rythme plus lent, plus délibératif, plus critique, que Dominique Boullier appelle de ses vœux, me semble être largement de mise.
L’IA développe ce que le sociologue désigne comme une « culture de la réponse immédiate et unique » (le plus souvent, même, sans source). ChatGPT et consorts créent l’illusion de la facilité et pourraient faire croire au chercheur d’information paresseux que la réponse à la question qu’il formule est unique. Google est sur la même ligne lorsque, au lieu de nous proposer en première lecture une liste de liens à explorer comme il le faisait jusqu’ici, il se mue en moteur de réponse (5) en nous proposant désormais, en première intention, une information résumée, qui pourrait dispenser les plus pressés et les moins scrupuleux d’entre nous d’investiguer plus avant.
J’engageais le veilleur, il y a 10 ans, à faire un pas de côté (plutôt que de courir avec la foule), à capter l’attention dans un univers éditorial très concurrentiel et à développer un point de vue. Aujourd’hui, à l’heure de l’IA et du Big Data qui riment surtout avec vélocité pour la première et volume pour le second, ces incitations semblent toujours d’actualité.
La vitesse, comme l’exprime avec netteté Dominique Boullier, n’est pas l’amie du débat, de la discussion, de l’explicitation des désaccords, de la délibération, ni de la résolution de problème. Or le veilleur est censé proposer des éléments de réflexion, anticiper des conséquences, relever des arguments, fruit d’une investigation et de la confrontation de sources, toutes choses nécessitant un temps incompressible d’approfondissement et d’élaboration. Traiter le volume réclame du temps (a minima de vérification).