Pragmatisme et réalité terrain au service de l’emploi et de la formation
La mutation et l’hybridation des profils
Apporter une vision concrète et la plus ajustée possible du marché de l’emploi, c’est tout l’enjeu de la veille «Emploi» partagée via Portaildoc (https://portaildoc-intd.cnam.fr/ ), le portail documentaire de l’INTD-CNAM, l’une des grandes écoles des professionnels de l’information et dont l’analyse est précieuse en raison de son rôle central dans l’écosystème de l’information professionnelle.
Lors de la conférence du CPI, Adriana Lopez-Uroz, responsable du Centre de ressources et de pédagogie active de l’INTD en a exposé les principes et partagé les observations qui doivent aider les candidats à l’emploi à naviguer beaucoup plus librement dans un monde de l’information de moins en moins codé, moins aisément lisible, mais néanmoins riche d’autres et nouvelles opportunités.
En effet, nous rassure d’emblée Adriana Lopez-Uroz, «la profession n’est pas en déclin […] nous faisons partie de l’équation». Le décryptage des offres d’emploi mises sous surveillance à partir d’une multitude de sources (moteurs de recherche emploi, réseaux sociaux, presse, sites dédiés aux professionnels de l’info) nourrit ainsi une analyse du marché de l’emploi en temps réel et fait apparaître, sur une période de près de deux ans, les tendances suivantes :
- La fonction informationnelle n’est plus nommée ou décrite par les employeurs de façon générique ou monolithique, et le mot de documentation a quasiment disparu des offres d’emploi au profit d’une grande variété de désignations de la fonction et des compétences requises. Signe de vitalité et de régénération de la fonction, cette «dissolution» de la fonction dans une pluralité de termes crée une difficulté à repérer les offres d’emploi, à positionner et valoriser ses propres compétences, notamment face à la transformation digitale ;
- Les profils demandés par les entreprises sont donc désormais constitués de compétences hybrides. L’employeur compose et recompose «à volonté» le poste souhaité en agrégeant des compétences en fonction des missions attendues, et de ce fait bouleverse le champ figé des appellations d’antan. Le candidat à l’emploi ne devra pas «s’arc-bouter sur les intitulés de poste ni se laisser enfermer dans des catégories», nous dit Adriana Lopez-Uroz.
Ces constats montrent donc bien que le phénomène d’hybridation constaté depuis plus d’une dizaine d’années se poursuit.
Une perte des repères traditionnels, certes, mais qui est source de repositionnement sur un champ considérablement élargi, comme l’illustrait la cartographie des métiers de l’ABDS réalisée en 2013 (https://www.adbs.fr/sites/default/files/pages/adbs-2013-cartographiemetiers.pdf ). Cette dernière montrait l’ «éclatement» de la fonction informationnelle et dessinait un nouveau champ des possibles.
Nul doute que le travail sur la représentation des métiers de l’information est crucial pour aider les professionnels à se positionner de façon mobile et agile sur l’échiquier. Là aussi on ne peut que se féliciter de la reprise des travaux sur le projet de refonte des référentiels métiers-compétences annoncé par la présidente de l’ADBS Danielle Dufour-Coppolani et qui invite l’ensemble des professionnels à y contribuer : https://www.adbs.fr/groupes/adbs-site-internet/communique-287461.
Les compétences métiers dans la transition numérique
La compréhension de l’évolution des métiers représente aussi un enjeu crucial pour former les futurs professionnels de l’information. Ghislaine Chartron, Professeur au Cnam et Directrice de l’INTD, a centré elle aussi, à la suite de l’intervention d’Adriana Lopez-Uroz, le débat autour de la compétence, à privilégier de plus en plus par rapport à une approche centrée de prime abord sur les métiers traditionnels.
La transformation digitale génère avec la dématérialisation des documents et processus, une explosion de données, et la nécessité de les gérer et de les valoriser est devenue stratégique pour les organisations en termes de décision, d’innovation, de qualité et de gestion des risques, analyse Ghislaine Chartron.
Dans ce contexte, deux lignes d’évolution pour les professionnels se dessinent, l’une plus traditionnelle, et la seconde en lien avec la transformation digitale de nos métiers :
- La capacité à contribuer à l’analyse et la valorisation des contenus et connaissances internes et externes, via la conception et la gestion des produits d’information (portails d’information, livrables de veille…), «toujours avec le souci de l’usager et de l’analyse fonctionnelle de ses besoins»;
- L’optimisation des processus transversaux (archivage, innovation, qualité, sécurité,…) au sein des organisations, tels que la dématérialisation, la gestion des métadonnées ou de référentiels,…
Partant de ce double défi et du recentrage sur la notion de compétence, qui permet un positionnement plus agile, la formation des futurs professionnels doit prendre en compte, nous dit-elle, trois types de compétences :
- Les compétences «cœur de métier» de management et gestion de l’information, «fondamentales de notre identité» (livrables, pilotage des projets documentaires) ;
- Les compétences métier sur le traitement de données variées en lien avec l’importance et la complexité des flux à gérer ;
- Des compétences plus transverses, à savoir l'acculturation aux outils digitaux en évolution permanente et les fameux soft skills, qui sont les compétences relationnelles et comportementales, essentielles pour l’accompagnement au changement.
«Faire partie de l’équation» pour une école professionnelle telle que l’INTD, c’est être en mesure de bâtir des programmes à partir de l’identification de blocs de compétences cohérents, correspondant à la véritable demande du marché, conclut Ghislaine Chartron, rappelant au passage l’importance de la notion de bloc de compétences au cœur de la réforme de la formation professionnelle.
Comment les compétences des professionnels de l’information peuvent-elle évoluer et s’adapter à un monde où la technologie entre en compétition avec l’humain ?
Comment les mutations technologiques peuvent-elles impacter les professionnels de l’information et comment s’adapter ?
Cette question nous a semblé complémentaire de l’analyse centrée sur l’évolution des compétences dans un contexte d’emploi et formation, et peut nous donner des pistes sur la façon de «penser son employabilité» pour la faire évoluer.
Nous avons choisi pour cela de nous référer à un article, qui met la dimension technologique au cœur de son analyse «Repenser les rôles et les compétences des professionnels de l’information face à la 4ème révolution industrielle» . Les auteurs Lateef Ayinde et Hal Kirkwood1 reprennent ici la définition usuelle de l’industrie 4.0 qui renvoie aux développements de la robotique, réalité virtuelle, intelligence artificielle et Internet des objets (IoT).
Comme souvent - en particulier dans le monde anglo-saxon, les auteurs font l’amalgame entre professionnels de l’information en entreprise et en bibliothèque, ce qui ne nous aide pas à circonscrire l’impact des évolutions sur la sphère spécifique de l’entreprise, même si une certaine extrapolation est cependant possible.
On écartera d'emblée tous les fantasmes liés à l'acquisition de nouvelles compétences en programmation informatique avancée, souvent conseillée aux professionnels pour un avenir radieux, et retiendrons de l'analyse les points suivants :
- Cette 4ème révolution industrielle est clairement en marche dans tous les centres d’information. La technologie affectera «la façon dont nous faisons les choses, et non la raison» pour laquelle nous les faisons. Alors que les trois révolutions précédentes avaient remplacé l’homme dans ses tâches, celle-ci remplace la pensée humaine, affectant profondément le travail cognitif effectué par l’être humain.
- Tout emploi impliquant peu d’intelligence sociale, émotionnelle et de créativité est en danger.
Nous n’entrerons pas dans les classifications de compétences telles qu’elles ont pu être élaborées par les nombreuses études des experts reprises et citées par les deux auteurs. Nous donnerons ici les compétences clefs qui selon les auteurs aideront les professions de l’information à survivre dans cette 4ème révolution, et sont tirées de différents rapports présentés au forum annuel de Davos :
1. La création de sens : les machines intelligentes prenant le relais des tâches routinières, les professionnels peuvent «consacrer du temps au sens» : s’investir dans la prise de décisions stratégiques, et avoir une meilleure compréhension (dont émotionnelle) des requêtes des utilisateurs ;
2. L’intelligence sociale : la capacité d’établir un lien profond avec les utilisateurs pour stimuler les réactions et les interactions souhaitées ;
3. Le mode de pensée innovant et adaptatif : la capacité à réagir à des circonstances uniques et inattendues, permettant de faire un effort spécifique pour répondre aux besoins de l’utilisateur;
4. L’aptitude interculturelle : la capacité à opérer dans des environnements culturels différents, contribuant à créer une compréhension mutuelle et développer les relations entre les services d’une organisation autour d’un même objectif ;
5. La pensée computationnelle qui place le professionnel au niveau de la résolution de problèmes, le faisant passer d’un statut d’»access librarian» à «thinker cybrarian» deux concepts que l’on pourrait traduire respectivement par «fournisseur d’accès» et cyberthécaire penseur»;
6. La translittératie : la capacité à concevoir et développer de nouveaux contenus et innover en utilisant les nouveaux médias afin de contribuer au développement de l’engagement dans l’entreprise ;
7. La transdisciplinarité : la compréhension de concepts de multiples disciplines et leur transposition permet de repenser les moyens pour apporter des services et solutions à plus forte valeur ajoutée ;
8. Le Design mindset («esprit de conception») : une approche adaptée à la résolution de problèmes complexes centrés sur l’être humain pour élaborer et représenter des process de travail productifs pour l’organisation ;
9. La gestion de la charge cognitive : la capacité à évaluer et apporter une réponse éclairée, malgré la surcharge d’informations, aux besoins d’information des utilisateurs ;
10. Et enfin la collaboration virtuelle : ici la pandémie du Covid-19 est venue nous rassurer sur cette compétence des professionnels de l’information…
Complétons cette analyse avec les recommandations, très exigeantes, d’Amity Millhiser (du cabinet PwC), reprises par Lateef Ayinde et Hal Kirkwood : les trois façons de préparer les entreprises à survivre dans cette 4ème révolution sont : Réinvestir, Rafraîchir et Réfléchir :
1. Les professionnels de l’information doivent continuer à apprendre, désapprendre et réapprendre ;
2. Rafraîchir les process et le mode de fonctionnement des centres d’information : il ne s’agit pas seulement «d’ajouter» de la technologie aux organisations, mais de passer au crible chaque processus et pratique pour évaluer leur «imprégnation» technologique;
3. Réfléchir :
• tous les process et personnels du centre d’information doivent être alignés sur la 4ème révolution industrielle;
• les professionnels de l’information devraient l’adopter et s’y adapter plutôt que d’être «submergés et engloutis» par elle
• les programmes des écoles de l’information devraient correspondre aux compétences nouvelles.
Les deux approches dont nous avons rendu compte sont par nature différentes : la première, centrée sur l’emploi et la formation, privilégie l’action et le résultat, et la seconde examine de façon moins empirique et à plus long terme comment les mutations technologiques vont refaçonner les compétences des professionnels de l’information.
Elles nous paraissent complémentaires pour la conception et la mise en œuvre de transformations immédiates dans les comportements et relations au sein de l’organisation. Dans l’une et l’autre, ces professionnels ont un champ très large d’action pour continuer à occuper le terrain dans l’entreprise en mutation, en intégrant à la fois la dimension numérique, technologique et virtuelle de façon inédite. Leur place reste à notre avis, centrale au sein de l’organisation, en interaction totale avec celle-ci et les utilisateurs, avec lesquels les liens doivent plus que jamais se resserrer.
1. Hal Kirkwood a été président de la SLA (Special Libraries Association) en 2019