Le ROI dans le monde documentaire : témoignage de Maria Markovic, consultante documentaire à la conférence Computers in libraries/ Internet Librarian Connect
Un premier constat : il est impossible d’échapper aux calculs
Les budgets de centres de documentation, nous dit Maria Markovic, font l’objet d’une surveillance constante depuis au moins deux décennies.
Ce phénomène s’est généralisé et touche aussi bien les structures publiques (dont les universités), que les entreprises privées, et cela dans tous les secteurs d’activité. Nous vivons désormais dans le monde de données, métriques et tableaux de bord, avec l’exigence constante de «justifier encore et encore notre retour sur investissement» aux différentes parties prenantes au sein des entreprises et organisations.
On notera au passage que les conférenciers anglo-saxons utilisent souvent le terme stakeholder que l’on traduit par «partie prenante», littéralement «détenteur d’intérêt», très proche au demeurant du «shareholder» («l’actionnaire»).
Des tendances de fond, liées à l'élimination ou l'éclatement de la fonction informationnelle, qui gênent l’appréhension des coûts
Liée bien sûr à la perception du centre de documentation comme un centre de coûts et non de services, la suppression des centres entraîne une confusion des rôles et de la maîtrise des coûts : chacun achète ses abonnements personnels, ou se cherche d’autres moyens pour trouver l’information dont il a besoin. Même difficulté de lisibilité des coûts lorsque la fonction documentaire est encore centralisée, mais réduite à l’extrême ou encore lorsqu’elle elle est répartie dans différents départements de l’entreprise. Autre scénario : le travail ou les achats documentaires sont répartis entre des fonctions non spécialistes : business analysts, chercheurs, comptables ou acheteurs. Ici se pose non seulement le problème de l’expertise technique, mais celui de la démultiplication des transactions documentaires et du chiffrage de leurs coûts.
Le reporting budgétaire et la perception de l’investissement global en deviennent donc plus complexes avec les différents modes de répartition des dépenses : centralisation, allocation à des projets ou des transactions, et ce dans des entités opérationnelles très variées.
Enfin, la perte du nom de «documentaliste» au profit d’appellations diverses, a fait perdre en reconnaissance à la fonction et sa capacité d’avoir un discours homogène. Ici cependant, sans rentrer dans ce vieux débat que ranime la conférencière, nous pouvons à titre personnel nous interroger sur le bien-fondé de l’utilisation d’une marque quand celle-ci en vient à figer une fonction et sa perception par l’environnement...
Compte-tenu de l’ensemble de ces évolutions, il n’est pas aisé pour les praticiens de la fonction documentaire de construire un discours cohérent et global sur le ROI et la défense de la fonction. Dans tous les cas, elles impactent le choix des critères et des fréquences de reporting.
Comment calculer le ROI ?
Les travaux sur le ROI exigent toujours le traitement d’un très grand nombre de données à sélectionner de façon différenciée pour les diverses parties prenantes.
Les éléments mesurés le plus communément sont les coûts des achats de contenus. Il est assez facile de montrer les économies réalisées en temps et en valeur qu’une entreprise aurait pu réaliser grâce à un service expert lors de négociations et renouvellement des contrats, lors d’une recherche brevets, ou encore l’aide au développement produit… Le plus important est d’illustrer l’impact direct de la fonction de l’expert documentaire sur les résultats de l’entreprise, en centrant son argumentaire non seulement sur la contribution aux économies, mais aussi à l’augmentation du résultat.
Comment communiquer sur le ROI ?
Compte-tenu du nombre de données à traiter et présenter (on fera appel très utilement à celles, standardisées désormais, des serveurs de bases de données et autres fournisseurs), Excel et PowerPoint ne sont pas près de disparaître. Cela n’est cependant pas suffisant et l’on privilégiera une présentation du ROI visuellement succincte mais attrayante et marquante, comme par exemple une brochure qui accroît la visibilité et l’impact des services rendus.
«Raconter une histoire» est tout aussi important que de montrer les chiffres. On pensera à utiliser le storytelling pour illustrer les gains réalisés sur des projets ; le développement produit, et expliquer comment le ROI du centre est directement lié à la stratégie et au développement de l’organisation.
Enfin, il faut «coiffer son chapeau de vendeur», même si cela ne correspond pas à la formation initiale d’un professionnel de l’information.
En conclusion, Maria Markovic met en avant la nécessité d’une formation au marketing ou à la vente, et recommande de la prévoir au budget. Le marketing doit faire partie du rôle de chacun, à pratiquer via le fameux «discours dans l’ascenseur», mais aussi dans les couloirs, à la cafétéria, etc.
Il est primordial dans sa communication de cibler toutes les parties prenantes, ses interlocuteurs directs, mais aussi les décideurs y compris le top management, les groupes d’utilisateurs puissants, ainsi que toute personne ayant un rôle dans les décisions budgétaires dans l’entreprise. Aller sur le terrain et créer un «réseau de sponsors» du centre est une bonne stratégie.
Ces temps difficiles exigent d’être flexible et d'anticiper : il faut de plus en plus proposer des analyses de données provenant de sources variées, internes et externes, et personnaliser son message sur le ROI pour chaque partie prenante, en y incluant aussi l'influence des facteurs externes (économie, pandémie,...).
Le ROI dans le monde de l’intelligence économique (IE) : témoignage de Lori Young, à la conférence de SCIP Denver
Même combat en effet que pour la documentation classique, quel que soit le type de société dans laquelle on travaille, PME ou grand groupe, le calcul du retour sur investissement est tout aussi incontournable - et exigé par le management - pour une activité d’intelligence économique.
Et mêmes difficultés là aussi : l’IE peut être considérée comme une ressource secondaire et sa valeur complètement niée. Expliquer qui nous sommes, ce que nous faisons et comment nous apportons de la valeur n’est pas une tâche aisée. Les représentations du métier sont extrêmement variées d’une personne à l’autre : espion ou James Bond pour ses proches, fournisseur de (beaucoup trop) de données pour son patron… Souvent les entreprises elles-mêmes ne savent pas où situer le service dans l’organigramme, celui-ci se retrouvant balloté tour à tour entre le Business Development, les ventes, la stratégie, etc.
Il est impossible de réduire l’apport de l’IE à une seule métrique financière, ce qui rend complexes la définition et la promotion de la valeur apportée à l’organisation dans son ensemble, explique Lori Young. Cela passe entre autres par l’analyse des réductions de coûts et gains de temps que permet l’expertise d’un professionnel, par la mesure de l’impact positif sur l’activité fusions et la création de nouveaux business, ainsi que l’évaluation de l’augmentation de la marge bénéficiaire.
Où positionner la valeur de l’intelligence économique ?
Est-il plus difficile de défendre cette valeur en temps «normal» ou en période d’incertitude ?
Cette question est particulièrement importante dans cette période de crise, où les entreprises réduisent leurs effectifs et ne voient pas toujours l’intérêt de l’IE. Il faut commencer par comprendre les attentes des différentes parties prenantes, clients internes et décideurs, et définir avec eux ce que l’on peut faire pour eux.
Passant à une phase plus concrète, la conférencière a ainsi représenté les grandes fonctions de l’entreprise et les process sur lesquelles l’IE peut apporter de la valeur. Nous la reproduisons ci-dessous (cf. figure 1).
Figure 1 : le positionnement de l’IE sur les grandes fonctions de l’entreprise
Comment mesurer et quantifier le ROI ?
Si l’on se réfère à Investopedia, nous dit Lori Young, le retour sur investissement est défini par le gain de l’investissement duquel on soustrait le coût de l’investissement, et que l’on divise par le coût de l’investissement. Les décideurs considèrent que c’est une façon simple d’évaluer et d’allouer des ressources.
La difficulté de chiffrer les coûts réels
En fait, cela ne correspond pas à la réalité de notre métier, continue-t-elle. Déjà, évaluer le coût réel d’une activité d’IE, implique de prendre en compte les coûts de personnel, d’outils, abonnements, études de marché, des consultants extérieurs, dépenses de voyage et conférences, formation continue. Une tâche que rend très complexe le paysage déstructuré actuel de l’IE dans l’organisation, où la fonction est dispersée dans différents départements, et sans processus dédié de partage de renseignements.
La recherche des «gains sur investissements»
Ces gains peuvent être trouvés selon Lori Young dans cinq rubriques :
- Les économies de temps, que l’on peut traquer en prenant un échantillon de dossiers stratégiques ou les exercices stratégiques annuels, traités par les spécialistes IE, et en montrant les gains réalisés par rapport au temps passé par des non spécialistes;
- La réduction des coûts via l’arrêt de certains investissements (engagement dans des projets R&D dans des secteurs saturés, retrait de certains marchés où les barrières à l’entrée sont trop fortes, ou d’une compétition perdue d’avance, priorisation des projets, etc.);
- L’accroissement des revenus, que ce soit par la création de business (nouveaux marchés ou nouvelles opportunités, augmentation de la compétitivité dans les activités courantes via le changement de la politique marketing, ventes, pricing, etc.), ou la préservation du business existant en contrant les stratégies des concurrents par exemple;
- Les fusions acquisitions via l’identification de nouvelles cibles stratégiques, la compréhension des mouvements stratégiques des concurrents, les prestations de due diligence, l’analyse du paysage post fusion (nouveaux concurrents, nouveaux positionnements stratégiques, etc.);
- Enfin, les gains en efficacité et rentabilité via la recherche de nouveaux fournisseurs, changements de process, investissements dans de meilleurs équipements, etc.
Parler de la valeur que l’on apporte en tant que professionnel IE signifie là encore communiquer sans relâche, avec transparence et honnêteté, sur la valeur de ce que l’on peut leur apporter : parler de ses succès, définir avec eux le contenu des prestations, faire une enquête de satisfaction client pour aligner les objectifs, et discuter avec le client des pistes d’amélioration des prestations, développer les relations avec le top management, les vendeurs, responsables du développement commercial et autres parties prenantes, en se positionnant en support de leur mission et tâches, instaurer une relation de partage d’information de part et d’autre et enfin, trouver parmi eux un sponsor.
Le livre blanc “le véritable ROI du contenu digital” de Mary Ellen Bates, en association avec le fournisseur de contenu Factiva
L’analyse du ROI du contenu digital nous offre un troisième exemple de réflexion illustrant ce sujet stratégique, centré sur un élément clef du dispositif d’information dans une organisation, et nous a paru compléter de façon utile les deux premiers témoignages décryptés dans notre article. Ce document a été publié en 2017 mais il reste une référence sur un sujet où les écrits ne sont pas légion.
Pour des raisons évidentes, nous passerons sous silence la promotion de l’outil Factiva sous-tendant ici l’analyse du ROI. Nous laisserons pour les mêmes raisons l’argumentaire sur l’impérieuse nécessité de préférer à Google un outil professionnel de veille et de recherche d’information, même s’il est certain que ce type de choix affecte fortement le calcul du ROI.
S’appuyant sur une enquête menée auprès des professionnels de l’information, Mary Ellen Bates, l’une des consultantes américaines les plus en vue dans le domaine de la veille et de l’information professionnelle, regrette que les deux critères dominants lors de la sélection des fournisseurs de contenu numérique soient le coût et le contenu. Cette focalisation sur le résultat final, bien que lié au mantra de la «réduction des frais généraux à tout prix» dans de nombreuses organisations, occulte certaines des considérations plus importantes comme les caractéristiques et fonctionnalités aussi bien de la plate-forme que de l’interface utilisateur, le niveau et le format de l’assistance technique et de l’assistance à la clientèle, les limites contractuelles et l’intégration dans le flux d’informations de l’entreprise, qui ont tous une incidence sur le coût réel de l’information et, par conséquent, sur le retour sur investissement (ROI) complet du contenu numérique.
Lors de l’évaluation d’un fournisseur, il nous faut donc peser le coût total et le bénéfice total. Le coût total comprend non seulement les frais d’abonnement annuels et d’utilisation, mais aussi le temps passé à rechercher, gérer et utiliser les informations - donc les coûts humains. L’évaluation du temps économisé par les produits, services et fonctionnalités de chaque fournisseur et le calcul du coût horaire d’une recherche d’information permettent d’élaborer des valeurs de ROI tangibles.
Quels sont les facteurs du ROI ?
1- Le support des fournisseurs de contenus digitaux
Un fournisseur aidant les utilisateurs à naviguer dans un contenu complexe (de préférence 24/24 et 7/7 dans le contexte de mobilité actuel), permet des économies importantes pour une organisation, permet d’économiser un temps précieux pour les professionnels de l’information qui pourra être utilisé pour mieux servir leurs utilisateurs et clients.
2 - L’interface utilisateur
Les professionnels de l’information savent qu’ils sont en concurrence avec Google et d’autres moteurs de recherche. Une expérience de recherche personnalisable et conviviale avec les bonnes options sont essentielles pour convaincre les utilisateurs des moteurs de recherche de l’efficacité d’autres outils de recherche que Google et assimilés.
3 - L’impact sur la collecte d’informations
Un fournisseur de contenu avec des fonctionnalités d’analyse et de personnalisation permet aux professionnels de l’information d’apporter une valeur ajoutée à leurs livrables.
4 - L’impact sur les équipes
La nécessité pour les équipes projet et autres groupes ad hoc, de se créer chacun dans son coin, des veilles sur le web ouvert pour la réalisation de leurs objectifs commerciaux communs, est source de duplication des efforts. La création par le professionnel de l’information d’un espace commun pour tous dans un outil spécialisé et soigneusement choisi fera économiser un temps précieux à tous.
Quelle valeur attribuer aux facteurs de retour sur investissement pour les services de fourniture de contenu numérique ?
La mesure de l’impact d’un service en ligne tiers permet enfin de calculer une valeur tangible pour le ROI. Mary Ellen Bates nous fournit ci-dessous (figure 2.), les économies financières potentielles liées aux caractéristiques citées plus haut. Deux réserves : le salaire des professionnels de l’information pris en référence est de… 100.000 $ annuels (très loin de notre univers français) et la valorisation telle qu’elle est démontrée inclut la référence au partenaire Factiva.
Figure 2 : évaluation des gains réalisés via l’utilisation d’un outil professionnel
Que tirer de ces trois expériences et réflexions sur le ROI ?
Bien qu’issues d’expériences diverses sur la chaîne de valeur de l’information, ces différentes conceptions du ROI se rejoignent sur les mêmes constats et nécessités : difficulté d’appréhender le ROI dans un contexte de fragmentation de la fonction d’information, difficulté à démontrer comment la compréhension de l’environnement extérieur permet de réduire les risques, les temps de réaction de l’entreprise ou comment l’identification des opportunités cachées contribue à rendre l’entreprise plus solide. On se rend néanmoins à l’évidence qu’il faut se plier à l’exercice et «reprendre son bâton de pèlerin» pour toujours plus défendre et convaincre.
N’oublions pas cependant, et nous le rajouterons de notre expérience personnelle - que la production d’arguments et de chiffres, si elle est indispensable à la défense d’une fonction professionnelle d’information au sein d’une entreprise, n’est pas en soi suffisante. Observer et analyser l’évolution des usages des clients en matière d’information, et plus globalement au niveau sociétal, nous paraît tout aussi indispensable. Nous sommes en effet convaincus que les paradigmes informationnels évoluent de façon parfois radicale, et que ce sont ces changements profonds qui dictent et remodèlent la fonction informationnelle. L’histoire récente est lourde d’exemples de centres d’information à l’expertise pointue et à la valeur reconnue, balayés par la vague Google et les restructurations du modèle informationnel qui en ont découlé.
Repositionner en permanence sa relation et service client par rapport aux nouvelles exigences du marché et usages, cela nous semble être une exploration à mener en continu pour continuer à apporter de la valeur dans nos métiers de l'information.
Références des interventions et publications utilisées dans l’article
Computers in libraries/ internet librarian connect (intervenante : Maria Markovic, consultante et spécialiste du droit d’auteur
SCIP (intervenante : Laurie Young, directrice de la société Lone Star Analysis
«The True ROI of Digital Content» - Mary-Ellen Bates / Factiva