Les brevets peuvent bénéficier des nouvelles technologies de traitement des données : recherche ou analyse de l’information brevet, mais aussi évaluation ou rédaction de tout ou partie des demandes de brevets, en particulier des revendications, des résumés, classification automatisée aussi, et d’éventuels « signaux faibles ». C’est pourquoi, pour notre stratégie de recherche, nous avons utilisé les termes « search, draft, analyse, evaluate, valuate, assess, appraise »
, de même que « patent »
et « claim »
, ou leurs dérivés.
La Classification Internationale des Brevets (CIB), dont les 70 000 entrées sont appliquées par les offices de brevet du monde entier à toutes les demandes de brevet que ceux-ci reçoivent, nous fut d’une grande utilité pour notre recherche ; de même que sa version encore plus élaborée, la Classification Coopérative des Brevets (CPC) mise en place par l’OEB (Office Européen des Brevets) et l’USPTO (Office américain des brevets) en 2010.
Cette dernière comporte en particulier une entrée, G06Q50/184, appliquée aux demandes de brevet en relation avec les aspects de gestion de la propriété intellectuelle, que nous avons utilisée en association avec les mots-clés « patent »
et « claim »
.
Notre objectif étant d’identifier les tendances récentes, nous avons limité notre recherche aux documents publiés depuis le 1/01/2021, obtenant au total 824 familles, qu’il nous a fallu ensuite analyser et nettoyer, le mot-clé « brevet » notamment pouvant être présent dans des documents sans rapport avec notre sujet.
Au total, nous avons récupéré 418 familles de brevets dont un membre au moins a été publié entre janvier 2021 et juillet 2022.
Pour rappel, une famille de brevets est un ensemble de brevets déposés dans différents pays et destinés à protéger la même invention dans ces pays.
Un intérêt marqué pour la recherche, l’évaluation et la transaction brevet
À partir des 418 familles de brevets identifiées, nous avons ensuite procédé manuellement à un classement par sous-domaine/sous-secteurs technologiques (cf. Figure 1. Top 12 des sujets traités dans les brevets).
Figure 1. Le top 12 des sujets traités dans les brevets
- Il en ressort que sur la plus haute marche du podium, on trouve la thématique de recherche brevet, avec 36 familles, qui, combinées aux documents concernant l’analyse de similarité (22 familles), donnent un total de 58 familles de brevet dédiées à cette double thématique. On y trouve en particulier 4 familles venant d’IPRally, dont on connaît le produit basé sur des graphes de connaissances. 25 de ces 36 familles viennent de Chine, 4 de Corée et 2 du Japon.
- Vient ensuite l’évaluation. Nous avons tenté de distinguer l’évaluation technique ou business, de l’évaluation financière où le but est de donner une valeur monétaire à un brevet. Dans la première catégorie, on retrouve 33 familles et 18 dans la seconde.
L’évaluation peut concerner un brevet individuel ou un lot de brevets, c’est parfois l’utilité du brevet qui est évaluée, ou la technologie elle-même ; parmi les techniques utilisées, on trouve par exemple les graphes de connaissances basés sur les revendications, l’analyse sémantique, l’IA, les réseaux de neurones ; les méthodes ciblent parfois des secteurs technologiques spécifiques, comme la chimie ; l’objectif peut être d’identifier au sein d’un ensemble de brevets ceux qui ont la valeur la plus élevée.
Parmi les déposants impliqués on remarque HUAWEI, de même que des institutions coréennes connues pour s’être investies dans un dispositif d’évaluation financière des brevets dédié aux startups coréennes et proposé à un tarif attractif dans le but de favoriser les levées de fonds des dites startups (la KOREA INVENT PROMOTION ASSOCIATION, et KOTEC, la KOREA TECHNOLOGY FINANCE CORPORATION). Les structures publiques ou privées chinoises sont également bien représentées (par exemple SHENZHEN PAIFU IP INVEST CONSULTATION ou la BEIJING INFORMATION SCIENCE & TECHNOLOGY UNIVERSITY).
Dans le domaine de l’évaluation toujours, il faut également citer 4 familles de AON RISK SERVICES INC OF MARYLAND, mais centrées sur de l’évaluation de revendications, et donc plus en relation avec des problématiques de contrefaçon ou d’invalidité.
- En troisième position sur le podium, on trouve plusieurs sous-groupes de documents liés à des problématiques de gestion, administration, transaction.
Il peut s’agir parfois de plateformes tout-en-un regroupant tous les aspects nécessaires à la gestion de transactions de brevets (évaluation de la technologie, gestion du transfert de technologie, évaluation des dépôts de demande de brevet) ; il y est parfois question de « tokénisation » de brevets (c’est-à-dire transformer les brevets en NFTs afin de les rendre plus facilement échangeable et monétisable), de blockchain et de patent pooling ou de NFT. Deux familles issues de l’UNIVERSITE DE TECHNOLOGIE DE BEIJING proposent un système de recommandation de transaction, où il s’agit de mettre en relation vendeurs et acheteurs ; le dispositif utilise un graphe de connaissances, les données brevet étant issues de la base de données Incopat. Une autre famille est également dédiée à la mise en relation brevets à vendre/acheteurs potentiels (issue du laboratoire de Peng Cheng basé à Shenzen, impliqué dans les domaines de l’IA, la cybersécurité et les réseaux). - Enfin, même si ce sujet n’est pas dominant dans les familles de brevets identifiées, on citera tout de même 15 documents consacrés à la cartographie ou au clustering de brevets ; on y trouve un document de AI SAMURAI INC. BLACK HILLS IP HOLDINGS LLC [US] qui est également bien présent sur le sujet avec 3 documents.
13 documents - d’origine chinoise ou coréenne essentiellement - concernent la classification, utilisant la méthode BERT, les graphes de connaissances, ALBERT et BIGRU, le machine learning, les réseaux de neurones.
De très nombreux autres sujets
Le reste des documents que nous avons identifiés concerne une pluralité d’autres sujets.
La traduction n’est représentée que par 4 familles, est-ce le signe que le sujet est déjà révolu car bien traité ? On peut se poser la question
L’analyse de contrefaçon est traitée par 3 familles.
Parmi les 104 thématiques, notre attention a été - subjectivement - retenue par les sujets suivants :
- De l’analyse de performance de conseil en propriété industrielle (par NOZO GROUP en Chine) ;
- Une plateforme d’enchères de brevet prenant en compte les droits préexistants, où il s’agit de vérifier si l’offreur propose une technologie déjà brevetée par un tiers, aussi d’identifier des brevets dormants afin de promouvoir leur mise aux enchères (issue de SECOND CONNECT CO LTD [KR]) ;
- Une méthode recommandant des entités avec qui collaborer, la recommandation étant basée sur des données brevet (issu de l’université de Beijing) ;
- Une méthode évaluant l’impact d’un brevet sur une entreprise (Université de Mongolie intérieure) ;
- Deux documents en relation avec l’évaluation de la contribution d’un inventeur ;
- Un document qui aurait plu à Monthy Hyams, le fondateur de Derwent, en relation avec de la reformulation du texte d’un brevet afin de le rendre plus compréhensible (issu du NOMURA RESEARCH INSTITUTE) ;
- Une méthode permettant d’anticiper les revenus issus d’un brevet (issue de SHANGHAI BILI PATENT EVALUATION CO LTD).
Zoom sur la recherche brevet
Nous avons voulu regarder en détail les brevets traitant de l’aspect « recherche » pour voir quels outils ou fonctionnalités pourraient émerger à l’avenir. Et c’est loin d’être simple…
- Comme bien souvent dans les brevets, le contenu est très technique et il est souvent difficile de percevoir quel produit va en sortir. Les experts de l’OEB ont l’habitude de dire que pour comprendre un brevet il est souvent utile d’aller consulter l’éventuelle publication scientifique correspondante. La pertinence de cet avis se confirme ici, la difficulté de lecture étant renforcée par le fait que nous avons affaire à une majorité de documents chinois, seule une version anglaise obtenue par traduction machine étant disponible.
Un brevet parle par exemple de représentation du texte d’un brevet sous la forme d’un diagramme formé de noms reliés entre eux, ces noms étant extraits des revendications, avec comparaison des diagrammes des différents brevets et de la possibilité de générer de nouveaux diagrammes correspondant à des inventions nouvelles et inventives.
- Dans un autre document, il est question de segmentation de mots, de modèle d’extension de synonymes, d’Elastic search et de similarité cosinus calculée pour chaque brevet.
- Un troisième document propose de calculer la représentation distribuée des mots du texte, puis de diviser le texte en unités de mots par analyse morphologique, lesquelles unités sont ensuite vectorisées.
- Enfin dans un autre document, il est même question d’un dispositif de recherche où on entre la requête en parlant.
A la lecture de l’ensemble de ce ces brevets, on fait le constat qu’on est souvent moins dans l’aspect technique du moteur que dans l’agencement de l’interface, et certains documents nous ont semblé parfois peu originaux (tel un « système de recherche disposant d’un module de traitement de données, connecté à un serveur et à une base de données stockée sur le serveur, avec un module d’affichages… ».
C’est ainsi le moment de rappeler que le brevet a parfois une simple finalité de communication, et que tous les brevets ne cachent pas des pépites.
Le brevet comme moyen de détecter des acteurs peu visibles
La démarche de recherche brevet que nous avons menée pour cet article a également fait émerger un usage que nous n’avions pas nécessairement anticipé. Nous avons par ce biais identifié des acteurs de l’information brevets que nous n’avions pratiquement aucune chance de détecter par d’autres moyens plus conventionnels (notamment des acteurs en Asie).
Parmi les 300 acteurs identifiés, on retrouve ainsi des acteurs bien connus comme Patsnap par exemple, mais également des acteurs méconnus en Europe.
On pensera par exemple à D&I PARVIS, une startup issue de la Korea University Business School, avec 10 familles, le portefeuille sur la période étudiée étant uniquement coréen. Cet acteur, actif en particulier dans l’IA et le traitement du langage, est basé à Séoul et a démarré (d’après www.startupstation.kr) ses activités en 2017. Son portefeuille concerne essentiellement l’analyse de similarité et l’analyse du texte des brevets de manière générale (attribution de scores de pondération aux mots du texte, génération de thésaurus). En est issu un outil de recherche brevet disponible à l’adresse https://brunel.ai, ce site n’étant disponible qu’en coréen.
On citera également NANJING CHANGYUAN INFORMATION TECHNOLOGY (selon http://www.midoodoo.com/), une entreprise innovante créée en 2016 dans le domaine du traitement de l’information, active également dans les services liés à la propriété intellectuelle. Ses familles se rapportent à la gestion du cycle de vie d’un brevet, à la gestion ou l’analyse d’un portefeuille de brevets et à la recherche brevet. Là encore son portefeuille est exclusivement chinois.
Enfin, on évoquera AI SAMURAI INC, un acteur japonais étant, sur la période étudiée et selon Espacenet, à l’origine de 5 familles dédiées à la rédaction de demandes de brevets et à la cartographie de brevets. La société a été fondée en 2015 et est basée à Tokyo. Elle propose un système de simulation de l’examen basé sur une IA, de même qu’une évaluation de la brevetabilité à partir d’une recherche brevet également pilotée par une IA. Son offre s’étend aux recherches en invalidation et à la construction d’une « IP strategy map », dont on appréciera, au moins, le côté pittoresque.
Avenir de la recherche et de l’information brevet : l’avis d’un expert
Dans le cadre de cet article, il nous a semblé pertinent de recueillir le sentiment d’un « acteur engagé » du domaine de l’information brevet, en la personne de Renaud Garat, qui a bien voulu nous confier sa perception.
Questel s’est engagé depuis plusieurs années dans une politique de rachat visant à proposer un ensemble cohérent de solutions répondant à une large gamme de besoins clients allant de la naissance de l’idée à la fin de vie du titre (recherche de brevetabilité, extension, gestion de l’actif, renouvellement, cession …).
Cette posture concerne aussi bien les brevets que les marques.
Les acquisitions opérées par Questel concernent les services liés aux actifs de propriété intellectuelle : extensions internationales des brevets, validations européennes, traductions, renouvellements, recherches d’antériorité….
Selon Renaud Garat, les nouvelles technologies entraineront pour les clients une baisse significative des coûts liés à ces opérations. L’optimisation informatique des tâches purement administratives à faible valeur ajoutée et à caractère souvent répétitif permet déjà d’alléger considérablement la facture des déposants de brevets, tout en réduisant fortement le nombre d’erreurs liées à la saisie manuelle d’informations. La gestion des extensions internationales en est une parfaite illustration.
Quid de la rédaction automatisée des demandes de brevet ? Questel observe naturellement les nombreuses initiatives sur ce sujet qui restent à un niveau expérimental pour l’instant. Novagraaf, cabinet de conseil en propriété industrielle qui fait partie du groupe Questel, propose un service de rédaction classique enrichie par la solution Orbit Intelligence pour améliorer la recherche d’art antérieur avant dépôt.
Renaud Garat reste également prudent sur l’automatisation de l’évaluation financière, même s’il reconnait que quelques clients sont demandeurs.
Dans le domaine de la recherche sémantique, Questel a mis en place une fonctionnalité reposant sur de l’IA pure, du machine learning, l’algorithme apprenant en continu et s’auto-alimentant.
Les méthodes de recherche traditionnelles basées sur code CIB/CPC ou mots-clés seront-elles à terme remplacées par de l’IA ? Non, pas totalement selon Renaud Garat. La recherche brevet reste un processus très complexe et subtil ; sur des sujets simples, comme la petite mécanique, ou aux enjeux limités, on peut envisager une automatisation. Mais sur des thématiques plus complexes, par exemple dans le domaine du numérique, il sera difficile de remplacer totalement l’humain.
Il en est souvent de même dans les domaines de la chimie et des polymères, par exemple.
Globalement, notre interlocuteur n’est pas convaincu que l’on va voir émerger des outils révolutionnaires. Même si tout le monde travaille sur le sujet, y compris Questel qui a monté un pôle IA de 5 personnes.
La détection de l'innovation par le brevet : une démarche qui a ses limites
Cette recherche et immersion dans les brevets n’a pas permis de faire de découverte révolutionnaire : on est loin des signaux faibles et de l’apparition d’applications inattendues. L’avis de Renaud Garat va d’ailleurs dans la même direction.
1. Le sentiment reste que de nombreux acteurs creusent des sillons déjà identifiés.
Ce que nous avons vu a le mérite de confirmer ce que nous savions peu ou prou. L’application des nouvelles technologies numériques aux domaines de la recherche, de l’évaluation, de la rédaction et de la classification des brevets est connue. Ce qui est peut-être moins le cas du domaine gestion/administration/transaction, qui, point intéressant, est celui où notre expert anticipe le plus gros potentiel.
2. Le brevet confirme son intérêt comme une des sources pouvant s’inscrire dans un dispositif de veille concurrentielle : nous avons en effet identifié des acteurs peu connus, tout au moins en Europe, et nos recherches ont permis de confirmer le rôle d’acteurs connus (IPRally par exemple).
3. Une recherche dans les brevets ne peut donc être exhaustive et une recherche parmi les publications scientifiques serait donc souhaitable en complément. Des acteurs connus, tels que Cipher ou Patentsight, étaient absents, alors que, nous le savons, ils publient.
4. Une recherche dans les bases brevet, tout au moins sur notre sujet, nous renseigne sur le niveau des ressources accordées à différents sujets, à ceux qui sont les plus populaires dans la communauté des innovateurs du domaine.
5. Si le déposant a déjà une offre commerciale, une visite sur son site internet peut aider à anticiper ce qu’il prépare, de même que la consultation des articles scientifiques associés.
C’est ainsi que nous avons identifié, à partir du brevet KR2021100389A (Method for searching similar patents), un acteur IPLUCY, dont on notera le IP Exchange Lab, dédié au marché des technologies, ainsi qu’une offre de recherche d’antériorité basée sur l’IA. Les fonctionnalités proposées par le site web (https://www.iplucy.com/) permettent de mieux comprendre le brevet.
Notre grande réserve sur l’utilité d’une recherche brevet pour anticiper les produits et inventions tient au fait qu’il est difficile d’en tirer des indices sur les produits qui vont sortir de ces travaux, le contenu des brevets restant de nature technico-juridique, et souvent difficile à déchiffrer en termes pratiques. Il est, comme on l’a vu dans notre focus sur la recherche brevet, impossible de relier un brevet à une invention future. L’exemple des brevets d’IPRally est également très instructif : le texte des brevets ne permettait que difficilement d’anticiper le produit qui allait être lancé sur le marché.