Christian Vigne, anciennement Product Manager chez Google, s’amuse dans ses chroniques à explorer l’impact de l’IA sur nos vies. Il est amené à conseiller les entreprises sur leurs stratégies IA (cadrage, priorisation, formation, conduite du changement).
Pour ceux qui ne connaissent pas, Meetic est une application/service de rencontre français qui a lancé en 2014 une campagne de marque, brillante selon moi, intitulée « aimez vos imperfections ». Dans la publicité, une série de scènes montre des personnes en rendez-vous amoureux confrontées à leurs propres imperfections : arriver en retard, ne pas être assez fort, faire des mouvements étranges et ridicules en dansant. Chaque comportement est perçu à travers les yeux de l’autre personne, qui interprète ces imperfections comme des choses touchantes : « Tu cours parce que tu es impatient de me voir, pas parce que tu es en retard. Tu ne montres pas ta force pour me laisser gagner. J’adore ta façon de danser, aussi étrange soit-elle… »
J’ai récemment postulé à un emploi dans une des grandes entreprises spécialisées en IA générative. Oui, je sais, c’est comme essayer de séduire la fille (ou le garçon) la plus attirant(e) de la fête quand tout le monde tente sa chance. Mais qui sait, sur un malentendu… Ce qui m’a frappé en postulant, c’est que cette entreprise, qui développe des modèles d’IA générative de pointe mondialement reconnus, précisait explicitement dans son processus de candidature qu’il ne fallait pas utiliser leurs services ni ceux de leurs concurrents pour préparer la candidature, particulièrement la lettre de motivation. La note indiquait : « Nous souhaitons comprendre votre intérêt personnel pour (XX) sans médiation par un système d’IA, et évaluer également vos compétences en communication non assistée par IA. » Ironique, non ? C’est comme s’ils disaient : « Merci de ne pas utiliser la technologie créée par l’entreprise pour laquelle vous postulez. »
Cela, plus encore que la prouesse technologique de cette entreprise, m’a impressionné. Si une entreprise est suffisamment intelligente pour recommander publiquement de ne pas utiliser une caractéristique centrale de sa propre technologie dans un de ses processus clés (le recrutement), n’est-ce pas le signe d’une certaine humilité face à la technologie et ses usages potentiellement imparfaits ? Si c’est un signe de sagesse, qui ne voudrait pas travailler pour une entreprise sage ? Ou alors, c’est un cri de désespoir des RH submergés de candidatures générées automatiquement. Il existe tellement de services qui réalisent à votre place la recherche d’emploi, l’envoi des candidatures, l’adaptation des CV et lettres de motivation, le tout pour un clic et 2,50$. Oui, j’ai vérifié, c’est tentant, mais je suis persuadé que c’est une impasse.
À ce moment-là, deux options s’offraient à moi : générer automatiquement une lettre de motivation et la retoucher en ajoutant des fautes, des maladresses en anglais et certaines de mes erreurs préférées, ou bien la rédiger moi-même à partir de zéro avec une simple relecture. J’ai choisi la seconde option. La tentation était pourtant grande d’aller vite en sachant que mes chances d’obtenir une réponse étaient proches de zéro. Pourquoi perdre mon temps si rien ne doit en ressortir ? J’ai pourtant décidé d’écrire « du fond du cœur » en exprimant mes véritables motivations, maladroites, mais sincères. Cela a été douloureux, dans une certaine mesure.
Cette expérience illustre la tension entre le « fast-food » et un repas en trois services. D’un côté : un impact rapide, des résultats probables, et la possibilité de multiplier par dix les candidatures envoyées à la chaîne. De l’autre, un peu de sueur pour des résultats incertains, mais une avancée sur l’essentiel : votre « pourquoi » personnel et vos motivations (ainsi qu’un peu de pratique d’écriture en anglais). Une satisfaction rapide exprimée à travers des candidatures envoyées en masse, opposée à des bénéfices durables tirés de l’introspection. Sans oublier le pouvoir créatif de l’écriture, dont je profite en rédigeant ces lignes.
Un autre élément des consignes de candidature a retenu mon attention : « Nous voulons comprendre votre intérêt personnel pour (XX) sans médiation par un système d’IA ». La médiation, c’est ce qui s’interpose entre vous et le recruteur, entre vous et votre cible. C’est ce tiers artificiel inutile qui agit comme un masque. C’est comme si dans un processus de candidature, trois personnages distincts intervenaient : vous, votre recruteur cible, et l’intelligence artificielle. Comme si dans une relation, il y avait trois rôles différents : vous, votre cible et vos artifices. Dans tous les cas, c’est une distance supplémentaire entre votre objectif et sa réalisation. Éliminons définitivement ce tiers et favorisons les vraies interactions directes.
Ai-je eu une réponse de leur part ? Non. Mais quand je l’aurai, je suis presque certain que l’e-mail de refus aura été « généré par une IA ».