Mais où est donc Ornicar ?

Christian VIGNE
Netsources no
178
publié en
2025.10
131
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Tags
veille innovation | veille technologique | ChatGPT | Intelligence artificielle
Mais où est donc Ornicar ? Image 1
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Chroniques amusées sur l’intelligence artificielle par Christian Vigne

Christian Vigne (Narra Conseil), anciennement Product Manager chez Google, s’amuse dans ses chroniques à explorer l’impact de l’IA sur nos vies. Il est amené à conseiller les entreprises sur leurs stratégies IA (cadrage, priorisation, formation, conduite du changement).

Celui qui a inventé cette formule mnémotechnique pour rassembler en une seule expression les conjonctions de coordination, terme barbare de grammairien, reçoit ce jour la gratitude de celui qui s’en souvient de nombreuses années après son apprentissage initial. Sortes de mots-ponts entre deux éléments de phrase, les conjonctions de coordination associent dans la parole et l’écriture des noms : « Michel et Augustin » ; des objets : « la peste ou le choléra » ; une causalité : « il n’y a pas école donc j’ai droit aux dessins animés » ; une explication : « j’ai droit aux dessins animés car il n’y a pas d’école » ; une justification : « j’ai regardé beaucoup de dessins animés, mais pas de film » ; le désarroi : « je n’ai vu ni Sam le pompier ni les Enquêtes sauvages » ; etc., ad lib. »

Dans le domaine sémantique de l’intelligence artificielle, ces conjonctions de coordination sont omniprésentes. Une en particulier, la conjonction ET. Si vous faites un tour sur les conférences dédiées à la chose, ou si vous lisez la presse business IA, vous constaterez que très souvent l’IA est un objet distinct de son champ d’application via la fameuse conjonction de coordination. L’IA et la santé, l’IA et la finance, L’IA et l’éthique, l’IA pour le secteur public, « L’IA pour les industries critiques ou souveraines », « La logistique à l’heure de l’IA ». Le saupoudrage IA s’est répandu sur toute la surface de l’univers business. L’IA ne semble pas se marier encore tout à fait avec son objet et c’est bien dommage. Mais tout à fait naturel : il faut bien segmenter, guider les attentions vers leur domaine de prédilection, regrouper les industries et les enjeux par thèmes. Ne m’intéressé-je pas à la conjonction « IA et écriture » quand bien même ces deux termes peuvent paraître antinomiques ? 

Le recours à cette conjonction de coordination dit bien la problématique devant laquelle se trouvent nombre d’acteurs du secteur aujourd’hui à l’heure de son adoption. Objet supérieur, « fondationnel », infrastructurel, partout et nulle part, quasi-Dieu, elle échappe au contrôle du langage, elle se dérobe comme un enfant mou qui ne voudrait pas aller dans sa poussette. D’un côté l’IA est déjà présente de manière discrète, mais admise dans les algorithmes de recommandations qu’on connaît tous, les prédictions du marketing digital, les autocompletes dans la rédaction d’emails et pléthores d’autres cas d’usages invisibles à l’œil nu. L’adoption de cette IA-là est induite par l’utilisation du produit ou du service qui y a recours. Qui parmi nous s’est inquiété, voire rebellé contre la généralisation des airbags dans nos voitures ? D’un autre côté, l’IA cherche à être activée… 

… IA qu’on a mise entre les mains des utilisateurs et des entreprises, à qui on demande sa mise en route (prompts, utilisation, intégration dans les processus métiers). L’enjeu de l’adoption de cette technologie est un enjeu d’appropriation. C’est aux organisations, et donc aux hommes et femmes qui les composent, de donner des instructions aux systèmes. Mais quelles instructions et comment les fournir ? Savoir ce qu’on veut est bien plus difficile que de faire ce qu’on a l’habitude de faire. D’où les ateliers, sessions de sensibilisation qui se généralisent en entreprise. D’où les réflexions stratégiques sur la place de l’IA dans l’entreprise, plans, ownership, nouveaux rôles, déploiement, conduite du changement, etc.

Tant que l’IA demeurera un objet distinct de la chose qu’elle veut accélérer ou rendre plus productive, elle sera limitée à un rôle d’add-on agaçant, d’un discours marketing parfois opportuniste, d’une solution qui n’a pas rencontré son problème. Facile à dire, sans doute moins à faire : ne plus utiliser une conjonction de coordination, mais une quadruple conjonction d’adoption : conjonction du problème et de la solution, de la culture et de la compétence, de la donnée et de l’infrastructure, du ROI et de la vision. L’IA sera adoptée quand on n’en parlera plus. Je lance un challenge aux écrivains d’ici-bas : à la manière de George Perec dans La Disparition, rédigez un support marketing vantant les mérites de l’IA en forme de lipogramme. Inutile de vous dire quelles lettres doivent faire l’objet de la disparition ! 

Mais où est donc l’intelligence artificielle ?